Les Aborigènes de Taïwan : évolution des noms et classifications à travers l’histoire

Comment les noms donnés par les colonisateurs de Taïwan aux aborigènes de l'île témoignent de leur regard sur eux.

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Les peuples autochtones de Taïwan – souvent appelés aborigènes de Taïwan – sont les habitants originels de l’île, aujourd’hui environ 2 à 3 % de la population. Depuis le XVIIème siècle, ces peuples austronésiens ont été successivement dominés par divers pouvoirs étrangers (Chinois, Européens, Japonais, puis le régime nationaliste chinois) qui leur ont attribué des noms et des classifications différentes​.

Chaque appellation reflétait les préjugés, les intentions politiques et les logiques administratives de son époque. Nous retraçons ici l’évolution de ces dénominations, du récit du lettré Ming Chen Di en 1603 jusqu’aux débats identitaires contemporains.

La vision chinoise (Ming-Qing) : « Barbares de l’Est » et sauvages « crus/cuits »

Les premiers écrits chinois sur Taïwan datent de la fin de la dynastie Ming. En 1603, le lettré et stratège Chen Di accompagna une expédition contre des pirates autour de Taïwan. Son récit Dongfan Ji (東番記, « Mémoire sur les barbares de l’Est ») est la première description de l’île et de ses habitants indigènes​. Chen Di y désigne les autochtones comme les « Barbares des terres orientales » (東番) – un terme révélateur de la vision sinocentrée de l’époque. Par exemple, évoquant l’île de Ta-kau (aujourd’hui Kaohsiung), il écrit : « On ignore quand les barbares des terres de l’Est apparurent sur cette île au-delà de Penghu »​. Ce qualificatif de « barbares » (en chinois fan 番) était couramment utilisé par les Chinois pour désigner les peuples jugés non civilisés ou extérieurs à la culture chinoise (un peu comme les barbares pour les Romains…). Dans le contexte taïwanais, fan avait le sens de « sauvage indigène » et s’est imposé durablement sous les Qing.

Sous la dynastie Qing (1684–1895), qui intégra Taïwan à l’Empire, l’administration chinoise affina cette classification en distinguant deux grandes catégories d’aborigènes : les « sauvages crus » (shengfan 生番) et les « sauvages cuits » (shufan 熟番)​. Cette métaphore gastronomique illustre leur degré supposé de « civilisation » ou de soumission à l’empire. En chinois, sheng désigne ce qui est cru, non transformé (nourriture crue, fruit vert, terre vierge, etc.), tandis que shu évoque l’aboutissement, le mûrissement ou la cuisson. Les Qing appliquaient ces termes aux aborigènes :

  • Les « fan cuits » (熟番) étaient les Autochtones pacifiés ou sinisés, c’est-à-dire ceux qui s’étaient soumis à l’autorité Qing, payaient l’impôt, accomplissaient des corvées pour l’administration, et adoptaient en partie la culture Han (vêtements, langue, agriculture)​. On les appelait aussi « fan ralliés » ou « civilisés ». Ces populations vivaient principalement dans les plaines occidentales de l’île, au contact des colons chinois, et beaucoup avaient entamé un processus d’acculturation.
  • Les « fan crus » (生番) désignaient au contraire les groupes non soumis, jugés sauvages et indomptés. C’étaient pour l’essentiel les tribus vivant dans les zones reculées – forêts montagneuses de l’intérieur et de l’est de Taïwan – échappant encore au contrôle effectif de l’empire​. Ces communautés conservaient leur mode de vie traditionnel et résistaient souvent à l’autorité chinoise.

Les Qing voyaient les fan « crus » comme des étrangers dangereux à pacifier, tout en considérant les fan « cuits » comme partiellement intégrés. En pratique, ces distinctions servaient à adapter la politique coloniale : les villages reconnus comme shufan pouvaient être administrés par des sous-préfets « aux affaires indigènes » et étaient assujettis à l’impôt, alors que les shengfan étaient laissés à distance, hors du système administratif classique​. Ainsi, dès le XVIIème siècle, les autorités Qing érigèrent des frontières internes (des stèles marquant la limite des terres Han) pour confiner les « sauvages » des montagnes dans leurs territoires et protéger les zones colonisées​. Les mariages entre colons Han et aborigènes furent interdits à certaines époques, de peur que les Han n’usent du mariage pour acquérir des terres indigènes​. Cette ségrégation institutionnelle montre comment la classification shengfan/shufan a directement influencé la gestion du territoire et des populations.

Au fil du temps, les Qing constatèrent qu’un grand nombre d’Autochtones des plaines s’assimilaient aux Han. On commença à les désigner par le terme Pingpu (平埔族, « les gens des plaines »), synonyme des anciens fan cuits. Ces Pingpu – par exemple les Siraya dans le sud-ouest ou les Ketagalan dans le nord – avaient souvent adopté les noms de famille chinois, la langue et des coutumes Han, au point que les distinguer des paysans chinois devenait difficile au XIXème siècle​. Des familles pingpu ayant rendu des services à l’État Qing pouvaient même se voir gratifier d’un nom de clan chinois par l’empereur, honneur scellant leur statut de sujets sinisés​. Cette politique d’intégration accélérée aboutit à la « disparition » progressive de l’identité pingpu officielle : beaucoup de ces Taïwanais autochtones des plaines furent complètement absorbés dans la population Han, perdant langue et traditions​.

Par contraste, les groupes restés en marge (hauteurs centrales, côtes est et sud) conservèrent longtemps l’étiquette dépréciative de shengfan. Jusqu’à la fin de l’époque Qing, l’image dominante était donc celle d’une île peuplée de « barbares » plus ou moins « civilisés » qu’il fallait gérer soit par l’assimilation soit par la relégation. Les Aborigènes eux-mêmes n’avaient pas voix au chapitre pour se définir : ils étaient les fan, l’Autre barbare, dans le regard confucéen classique opposant la civilisation chinoise (hua) aux « barbares » (yi) extérieurs.

Les appellations sous les colonisations européennes (XVIIème siècle)

Parallèlement à la présence chinoise, Taïwan suscita au XVIIème siècle la convoitise des puissances occidentales. Les Hollandais s’installèrent dans le sud de l’île (1624–1662), tandis que les Espagnols occupèrent brièvement le nord (1626–1642). Ces colonisateurs européens apportèrent leur propre regard sur les indigènes, bien que leurs classifications soient restées moins structurées que celles des Chinois ou des Japonais par la suite.

Les Hollandais de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales établirent leur base à Fort Zeelandia (Tainan) et durent négocier avec les tribus autochtones locales, notamment les Siraya. Ils apprirent certaines langues aborigènes pour l’évangélisation (un catéchisme et des traductions bibliques en siraya furent réalisés) et administrèrent les villages par l’entremise de chefs indigènes. Dans les documents néerlandais, les Aborigènes de Taïwan étaient généralement appelés « les habitants natifs » de Formose, ou identifiés par le nom de leur village/tribu (par ex. les Siraya, Baccloan, Mattau, etc.). Le terme Formosan pouvait aussi désigner les indigènes de l’île. Les Hollandais réalisèrent le premier recensement des autochtones des plaines : selon leurs estimations, la population des villages sous leur contrôle oscillait entre 40 000 et 60 000 habitants. Ils ne créèrent pas de nomenclature élaborée de type « crus/cuits », mais distinguaient de fait les tribus alliées (soumises à l’impôt colonial et converties au christianisme) de celles restées hors de leur influence.

À cette époque, les colons européens adoptaient parfois les appellations chinoises ou locales déjà en usage. Par exemple, les missionnaires et voyageurs du XIXème siècle reprendront le mot « Pepohoan » (ou Peipo) pour désigner les Aborigènes des plaines assimilés. Ce terme vient du dialecte hoklo (minnan) Pêⁿ-po͘-hoan (平埔番) signifiant littéralement « barbare des plaines » – en somme l’équivalent de Pingpu fan. Le missionnaire canadien George Mackay, actif à Formose dans les années 1870–1890, utilisait ainsi Pepohoan pour parler des autochtones christianisés des plaines, par opposition aux « sauvages » des montagnes qu’il qualifiait sans ambages de Savages dans ses écrits​. Cette dichotomie Pepohoan/Savage recoupe exactement celle de shufan/shengfan, preuve que la logique chinoise avait pénétré même le discours occidental sur les Aborigènes de Taïwan.

En résumé, sous les colonisations hollandaise et espagnole, aucune nouvelle terminologie globale ne fut forgée pour classer les indigènes – on parlait des indigènes de Formose, en les différenciant des colons chinois ou japonais – mais les Européens empruntèrent aux Chinois la vision duale opposant les aborigènes acculturés (plaines) et non acculturés (montagnes). Le terme « Pepohoan » est l’héritage notable de cette époque, utilisé dans les sources occidentales ultérieures pour désigner les tribus plainsiennes assimilées aux Han.

L’ère japonaise (1895–1945) : des « sauvages » aux Takasago-zoku

En 1895, à la suite de la guerre sino-japonaise, l’Empire Qing céda Taïwan au Japon. L’administration coloniale japonaise hérita d’emblée de la question autochtone, reprenant dans un premier temps la classification chinoise, puis en la remaniant selon ses propres besoins impériaux. Durant les toutes premières années de leur règne, les Japonais continuèrent d’appeler les indigènes des « fan » (蕃, caractères chinois pour « sauvages/barbares »)​ et maintinrent la division implicite entre populations des plaines déjà sinisées et tribus rebelles des montagnes​. Cependant, ils allaient rapidement développer leur propre nomenclature ethnographique.

Face à la nécessité de gouverner efficacement l’île, le gouvernement du Japon entreprit des recherches anthropologiques poussées. Des ethnologues comme Inō Kanori étudièrent les langues et coutumes des différents groupes. Dès 1900, l’administration introduisit de nouveaux termes officiels : les indigènes furent classés en « tribus Peipo » d’une part, et « tribus non pacifiées » d’autre part​. Le mot Peipo (transcription japonaise du Hokkien peh-po 平埔) désignait les anciens shufan jugés « civilisés » (c’est-à-dire les tribus des plaines partiellement sinisées, perçues comme relativement loyales). En face, les nombreuses tribus de l’intérieur montagneux, toujours farouchement indépendantes, étaient qualifiées de ban-zoku 蕃族 non soumis (on pourrait traduire par « tribus sauvages »). On parle aussi de « tribus reconnues » pour ces dernières, une fois qu’elles furent militairement soumises après des campagnes de pacification intenses​.

Cette période a vu une classification scientifique sans précédent des Aborigènes. Les Japonais identifièrent et nommèrent de nombreux peuples distincts. Sous les Qing, chaque groupe autochtone n’avait pas forcément de statut propre ; désormais, les anthropologues coloniaux recensent une quinzaine de tribus principales. Ils distinguèrent clairement les Atayal, les Bunun, les Paiwan, les Puyuma, les Rukai, les Tsou, les Saisiyat, les Amis, etc., en s’appuyant sur les différences linguistiques et culturelles. Ces tribus furent cependant classées dans deux grandes catégories : les ethnies de plaine (Heihō-zoku 平埔族, c’est-à-dire Pingpu/Peipo) et les ethnies de montagne (Takasago-zoku 高砂族)​.

Origine du terme Takasago : Takasago (高砂) est un vieux terme poétique par lequel les Japonais faisaient allusion à Taïwan (certains écrits du XVIème siècle l’emploient déjà). Sous la colonisation, Takasago-zoku – littéralement « tribu Takasago » – en vint à désigner collectivement les peuples indigènes de Taïwan. Le choix de ce mot plutôt que banjin (sauvage) marqua une évolution sémantique, surtout à partir des années 1930.

La domination japonaise sur les indigènes ne fut pas immédiate. Jusqu’aux années 1910, de nombreuses rebellions aborigènes éclatèrent, les plus célèbres étant la révolte de Tapani (1915) et l’incident de Wushe (1930) où les Seediq massacrèrent plus de 130 Japonais​. Ces soulèvements sanglants entraînèrent un durcissement puis un revirement de la politique coloniale. Après avoir militairement écrasé la résistance (des milliers d’Aborigènes furent tués), Tokyo opta pour une stratégie d’assimilation. Les écoles enseignèrent le japonais dans les villages indigènes, les pratiques traditionnelles furent restreintes, et on encouragea les autochtones à se considérer comme sujets de l’Empereur. Dans ce contexte, le terme péjoratif banjin (sauvage) devint embarrassant. En 1935, les autorités décrétèrent l’abandon officiel du mot « sauvage » au profit de Takasago-zoku. Les indigènes de Taïwan n’étaient plus présentés comme des « sauvages païens à civiliser par la bienveillance coloniale, mais désormais comme des sujets impériaux assimilés […] exprimant leur loyauté à l’Empereur » note l’historien Leo Ching​. Cette évolution sémantique s’inscrivait dans la politique d’intégration kōminka (japonisation) de la fin de l’ère coloniale.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, les Takasago-zoku étaient donc le nom englobant pour toutes les tribus autochtones de Taïwan. Concrètement, cela permit au Japon de mobiliser aussi ces populations : plusieurs centaines de jeunes indigènes, les « volontaires Takasago », furent recrutés dans l’armée impériale durant la guerre du Pacifique (beaucoup périrent sur le front). Ironie de l’histoire, ceux qui étaient qualifiés de fan « sauvages » quelques décennies plus tôt étaient maintenant considérés comme suffisamment « nipponisés » pour verser leur sang pour le Japon.

En somme, la période japonaise a vu un glissement des appellations : d’abord dans la continuité des catégories Qing (fan crus/cuits rebaptisés Peipo vs ban-zoku non soumis), puis vers une terminologie neutre valorisant l’unité (Takasago-zoku). Toutefois, ces termes restaient imposés d’en haut. Les classifications japonaises ont fortement influencé la perception des Aborigènes : elles ont fixé la liste des grandes tribus reconnues (encore reprise plus tard) et ont propagé l’usage de Pingpu/Peipo pour les groupes plainsiens. La gestion administrative et les recherches ethnographiques entreprises (recensements, études morphologiques, linguistiques) ont durablement façonné l’image des autochtones, partagés entre l’exotisme ethnologique et l’intégration forcée.

Le régime du Kuomintang (depuis 1945) : « compatriotes montagnards » et marginalisation des Pingpu

Après la défaite du Japon en 1945, Taïwan revint au giron chinois sous l’égide du gouvernement nationaliste (Kuomintang, KMT) de Chiang Kai-shek. Ce nouveau pouvoir, imprégné de nationalisme chinois, allait à son tour redéfinir les catégories ethniques, dans un contexte où il s’agissait d’intégrer Taïwan à la « Grande Famille » de la République de Chine tout en effaçant l’héritage japonais.

Dans l’immédiat après-guerre, les autorités du KMT voulurent purger la langue administrative de tout terme jugé contaminé par 50 ans de colonialisme japonais. L’usage de Takasago-zoku ou de Peipo fut abandonné. Cependant, il n’était pas envisageable de revenir aux insultes ouvertes de l’époque Qing (fan ayant une connotation trop péjorative). Le régime trouva une nouvelle appellation : les Aborigènes de Taïwan furent appelés « Shanbao » (山胞), abréviation de Shandi tongbao 山地同胞, signifiant « compatriotes des montagnes ». Ce terme, inventé de toutes pièces, cherchait à affirmer que les Autochtones étaient des compatriotes chinois à part entière, tout en soulignant qu’ils venaient des régions montagneuses (ce qui les distinguait implicitement des Chinois des plaines). Parallèlement, on parla parfois de « Pingdi tongbao » (平地同胞, compatriotes des plaines) pour désigner les descendants d’autochtones des plaines – bien qu’en pratique, ces derniers étaient largement considérés comme des Taïwanais ordinaires d’ethnie Han du fait de leur assimilation​.

Dans la vision du KMT, les Aborigènes de Taïwan ne constituaient pas des groupes ethniques distincts devant avoir un statut propre, mais simplement une composante un peu « en retard » de la grande nation chinoise. Ainsi, dès les années 1950, le régime de Tchang Kaï-chek considéra que les Pingpu (les tribus des plaines autrefois qualifiées de Peipo) avaient définitivement perdu leur identité indigène et devaient être traités comme des Han. En 1954, une décision officielle retira aux Pingpu le statut d’aborigène : ils étaient désormais réputés « assimilés à la culture chinoise » et ne méritant plus une reconnaissance distincte​. Ce choix a eu des conséquences durables : les groupes Pingpu n’apparaîtront plus dans les statistiques, ni dans les politiques publiques, et tomberont dans l’oubli administratif.

Quant aux tribus de montagne, le KMT reprit dans les faits la classification établie par les Japonais (Atayal, Bunun, Paiwan, etc.), sans toutefois les reconnaître formellement comme peuples minoritaires distincts. Longtemps, les manuels scolaires et documents officiels de la République de Chine se contentèrent de l’étiquette englobante « Gaoshan » (高山族, litt. « ethnie des hautes montagnes »). D’origine chinoise, ce terme Gaoshan était en fait l’équivalent direct de Takasago : il figurait parmi les 56 nationalités officielles de la République populaire de Chine (RPC) pour désigner l’ensemble des Aborigènes taïwanais​. Ironiquement, le gouvernement du KMT à Taïwan – tout en s’opposant à Pékin – partageait cette tendance à regrouper tous les Autochtones en un seul groupe ethnique générique (Gaoshan) rattaché à la grande nation chinoise. Dès lors, la diversité interne (les 10 ou 12 tribus distinctes) fut minimisée pendant plusieurs décennies.

En pratique, les politiques du KMT envers les Aborigènes furent ambivalentes. D’un côté, l’État autoritaire sinisait la société taïwanaise à marche forcée : l’usage des langues autochtones fut découragé (le mandarin devint la seule langue officielle), les jeunes indigènes furent encouragés à prendre des noms chinois, et l’on propagea l’idée qu’ils descendaient tout de même des mêmes ancêtres que les Han (par exemple en vantant une origine commune dans la nation chinoise). De l’autre, le régime conservait une approche paternaliste spécifique envers les habitants des montagnes : programmes d’éducation spéciale, restrictions sur les déplacements (pendant la Loi martiale, les zones tribales étaient étroitement contrôlées), folklorisation de certaines cultures pour le tourisme, etc. Les plaines, elles, n’avaient officiellement plus d’aborigènes – un fait contesté plus tard.

Durant cette période (années 1950–1980), de nombreux Autochtones durent cacher ou atténuer leur identité pour éviter les discriminations. Être un shanbao n’était pas valorisant socialement, ce terme restant teinté de condescendance. Ainsi, beaucoup de Pingpu s’étaient fondus depuis longtemps dans la masse Hoklo (Han) : leur culture ne subsistait plus qu’à travers quelques traditions familiales ou dans le souvenir de villages, et ils étaient enregistrés comme citoyens Han ordinaires. Les tribus de montagne, elles, conservèrent davantage leurs langues et coutumes, mais perdirent le droit de se nommer elles-mêmes autrement qu’en chinois. C’est seulement à partir des années 1980, avec l’assouplissement politique et la renaissance des mouvements autochtones, que cette situation commença à changer.

Tableau récapitulatif : Noms officiels des Aborigènes de Taïwan selon les époques

Période historique / RégimeTermes et classifications utilisésLogique et signification
Chinois (Ming & Qing)Dongfan 東番 (« barbares de l’Est »)
Fan 番 (« barbares/sauvages »), subdivisés en Shengfan 生番 (« sauvages crus », non soumis) et Shufan 熟番 (« sauvages cuits », ralliés)
Vision sinocentrée : degré de sinisation comme critère. Les fan « cuits » sont ceux adoptant la culture chinoise (donc civilisés), les « crus » restent “sauvages”. Terme fan péjoratif reflétant l’idéologie Hua/Yi (Chinois vs Barbares).
Colonisation néerlandaise (1624–1662)Pas de terme unifié imposé ; usage de « natifs de Formose » ou des noms de tribus locales (Siraya, etc.).
Plus tard, adoption du terme Pepohuan (平埔番, Pepohoan – « barbares des plaines ») dans les sources occidentales
Administration pragmatique des villages. Distinction de fait entre indigènes chrétianisés/alloiés et rebelles. Pepohuan emprunté au Hokkien (équivalent de Pingpu) pour désigner les Aborigènes assimilés aux Han.
Colonisation japonaise (1895–1945)Fan 蕃 (sauvages) maintenu initialement.
Peipo (平埔族, tribus des plaines assimilées) vs Ban-zoku (蕃族, tribus « sauvages ») – classification utilisée vers 1900​.
Takasago-zoku 高砂族 (« peuple Takasago ») – terme officiel à partir de 1935.
Études ethnographiques poussées : identification d’ethnies distinctes. D’abord reprise du schéma Qing (plaines civilisées vs montagnes non pacifiées). Après 1930 : politique d’assimilation (kōminka) – on remplace les termes discriminatoires par une appellation plus neutre et unifiante (Takasago).
Gouvernement chinois (KMT, 1945–1980s)Shanbao 山胞 (« compatriotes montagnards ») pour les tribus des montagnes​.
Pingdi tongbao 平地同胞 (« compatriotes des plaines ») – notion des plaines assimilées (peu employée car Pingpu non reconnus).
Gaoshan 高山族 (« ethnie des hautes montagnes ») – terme englobant utilisé dans les classifications officielles (par ex. une des 56 nationalités de Chine)​.
Vision nationaliste chinoise : insister sur la qualité de compatriotes (éviter « sauvage »). Les Pingpu sont considérés comme Han assimilés (on nie leur statut indigène spécifique)​. On reprend la liste des tribus montagnardes identifiées par les Japonais, mais fondues dans une même catégorie « Gaoshan ».
Époque contemporaine (depuis 1994)Yuánzhùmín 原住民 (« peuples autochtones ») – terme officiel actuel pour Indigenous Peoples.
Réhabilitation des noms tribaux endonymes : ex. Paiwan, Atayal, Amis… (16 groupes officiellement reconnus à Taïwan à ce jour).
Catégorie Plains Indigenous (Pingpu) en cours de reconnaissance (plusieurs groupes demandent le statut officiel).
Terme yuanzhumin choisi par les Autochtones eux-mêmes dans les années 1980, consacré en 1994, pour retrouver une dignité et le statut de premiers habitants​. Mise en avant de la diversité interne des peuples indigènes et de leurs droits. Les groupes Pingpu, jadis assimilés de force, cherchent une reconnaissance identitaire officielle.

Débats contemporains : reconnaître la diversité autochtone et dépasser les classifications coloniales

À la fin du XXème siècle, avec la démocratisation de Taïwan, les Aborigènes ont engagé un vaste mouvement pour reconquérir le droit de se nommer et d’être reconnus pour ce qu’ils sont. La validité des anciennes catégories – imposées par les colonisateurs successifs – a été vigoureusement remise en question. En particulier, le terme même de Shanbao (« compatriotes montagnards ») était perçu comme infâmant et inapproprié. Dès 1984, des intellectuels autochtones lancèrent une campagne de rectification du nom : ils réclamèrent que l’appellation officielle soit changée en « peuples autochtones », en chinois Yuanzhumin 原住民​. Cette revendication exprimait une double exigence : dignité (ne plus être affublés de sobriquets colonialistes) et vérité historique (faire reconnaître qu’ils sont les habitants originels de l’île et non de simples « montagnards »). Après plus d’une décennie de mobilisations (manifestations, pétitions, soutiens d’élus), le gouvernement taïwanais accéda à cette demande. En 1994, le Président Lee Teng-hui utilisa officiellement le terme yuanzhumin, et en 1997 la Constitution révisée de la République de Chine remplaça enfin shanbao par peuples autochtones. Cette victoire symbolique, célébrée chaque année le 1er août (Journée des Peuples Autochtones), a rendu aux intéressés la maîtrise de leur nom collectif.

Parallèlement, un travail de fond a débuté pour la reconnaissance des identités tribales spécifiques. En effet, les classifications externes successives avaient souvent gommé la riche diversité des peuples indigènes. Par exemple, la catégorie fourre-tout Pingpu englobait au moins 9 à 14 tribus différentes autrefois réparties dans les plaines taïwanaises​. Chacune de ces tribus – Siraya, Babuza, Pazeh, Kavalan, etc. – possède sa propre langue et son histoire. Or, n’étant plus officiellement reconnues depuis les années 1950, leurs descendants étaient administrativement considérés comme Han. Depuis les années 2000, ces groupes pingpu mènent un combat pour retrouver une existence légale. Des marches et rassemblements (comme celle de 2009 rassemblant des milliers d’Aborigènes des plaines devant la Présidence​ ont mis la pression sur le gouvernement. Des progrès ont eu lieu : la branche kavalan (sur la côte est) a par exemple obtenu son inscription en 2002 comme peuple autochtone officiel, alors qu’elle était classée Pingpu auparavant​. D’autres, comme les Siraya dans le sud, ont obtenu une reconnaissance à l’échelle locale et attendent toujours la reconnaissance nationale. En 2016, la présidente Tsai Ing-wen a promis d’accélérer le processus pour reconnaître tous les peuples autochtones, y compris les groupes de plaine laissés-pour-compte​. Cette évolution vise à corriger l’héritage des catégorisations arbitraires du passé et à rendre justice aux communautés longtemps invisibilisées.

Un autre débat porte sur le terme Gaoshan (Hauts-Montagnards). Si à Taïwan même on l’utilise de moins en moins (au profit des noms tribaux réels), le gouvernement de Pékin continue de qualifier l’ensemble des Aborigènes taïwanais de Gaoshanzu. En les groupant ainsi en une seule « ethnie Gaoshan », la République populaire cherche à les intégrer dans sa propre nomenclature ethnonationale, niant de facto la façon dont les intéressés se définissent. Notons que la Chine évite soigneusement d’employer le mot « autochtone » ou « indigène » pour Taïwan, car cela reviendrait à admettre que les Han sont arrivés plus tard sur l’île – idée politiquement sensible​. Là encore, on retrouve une tension entre classification externe et auto-identification : d’un côté un État (la RPC) qui applique son cadre administratif uniformisant (Gaoshan), de l’autre les peuples concernés qui revendiquent leurs identités propres (Amis, Atayal, etc.) et leur statut de peuples premiers.

Aujourd’hui, à Taïwan, les revendications identitaires des Aborigènes s’expriment librement. Chaque peuple autochtone s’efforce de revitaliser sa langue (désormais langues nationales auxiliaires) et sa culture, après des décennies de marginalisation​. L’enjeu est également de déconstruire les stéréotypes hérités des classifications coloniales. Ainsi, l’opposition binaire montagnards vs plaines ne rend plus compte de la réalité : il existe des communautés autochtones côtières, d’autres en zone urbaine, etc. De même, les ethnonymes choisis par le passé sont parfois remis en cause : les Tao de l’île des Orchidées, appelés jadis Yami par les Japonais, préfèrent qu’on utilise leur nom Tao. Les Truku ont été reconnus en 2004 en tant que peuple distinct, alors qu’on les considérait auparavant comme une branche des Atayal. Ces ajustements reflètent la volonté d’écouter la voix des Autochtones sur la manière dont ils se définissent, plutôt que de projeter sur eux des catégories externes.

De « barbares » à peuples autochtones – une identité en reconquête

L’histoire des appellations des Aborigènes de Taïwan est intimement liée aux rapports de pouvoir et aux idéologies des différents colonisateurs. Du lettré confucéen qui voyait en eux des « barbares » à civiliser, au gouverneur japonais les rebaptisant Takasago-zoku pour mieux les enrôler, jusqu’au régime du KMT qui les appelait compatriotes tout en niant la singularité des Pingpu – chaque dénomination a modelé la perception dominante de ces peuples. Ces classifications ont servi tour à tour à justifier la conquête, à administrer le territoire, ou à assimiler les indigènes dans un récit national plus large. Toutefois, elles ont presque toujours été imposées du dehors, sans égard pour l’auto-identification des premiers concernés​. Les termes historiques (Dongfan, Fan, Shufan/Shengfan, Peipo, Takasago, Shanbao, Gaoshan…) portaient en eux un regard souvent condescendant ou simplificateur, réduisant des sociétés entières à des catégories commodes pour le colonisateur.

Aujourd’hui, les peuples autochtones de Taïwan travaillent à déconstruire ces héritages et à se réapproprier leur histoire. En affirmant leurs noms autochtones et en obtenant des reconnaissances juridiques, ils rééquilibrent le rapport entre les désignations externes et l’auto-identification. Les débats contemporains sur la reconnaissance des Pingpu, la protection des langues, ou la mention des identités dans les documents officiels, montrent que le processus est en cours pour démanteler les anciennes classifications coloniales et mettre en lumière la véritable mosaïque des peuples autochtones de Taïwan. En l’espace de quatre siècles, les « barbares » d’hier sont redevenus les citoyens autochtones d’aujourd’hui, fiers de leurs noms et de leurs cultures, et exigeant que celles-ci soient respectées dans le récit national. Cette évolution, du dénigrement à la reconnaissance, illustre bien comment Taïwan redécouvre ses racines multiples et tente de réparer les injustices engendrées par des siècles de colonisation.


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À propos de l'auteur

  • Luc

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