Les anciens Taïwanais qui ont grandi à l’apogée de l’économie agraire aiment à dire que le riz rassasie mieux que les nouilles. Le vieil adage selon lequel « les saveurs familières sont les meilleures » explique ce sentiment et met en lumière une vérité importante en matière de goût des foodies : ce que nous mangeons dans notre enfance détermine nos préférences alimentaires à l’âge adulte.
Qu’est-ce qui caractérise le palais taïwanais et comment s’est-il formé ? Même si Taïwan est connu pour sa cuisine de snacking, les Taïwanais éprouvent autant de plaisir à manger dans les échoppes de rue, les fastfood que dans les restaurants chics.
Cependant les snacks, sont incontournables et ont défini pendant longtemps la cuisine taïwanaise car même s’ils ne sont pas nécessairement « maison », ils sont simples, accueillants et apaisants pour l’âme. Proches et chers au cœur des Taïwanais, ces aliments et ces plats marquent également pendant longtemps les visiteurs de l’île.
Le rôle de l’immigration
Le site web de CNN Travel recommande une quarantaine de plats et de boissons taïwanais et s’étonne du nombre d’options alimentaires taïwanaises, tandis que le Lianhe Zaobao de Singapour décrit les en-cas taïwanais comme un prolongement du « soft power » de Taïwan.
De nombreux plats taïwanais classiques remontent aux premiers immigrants de Fujian et de Guangdong. D’autres ancêtres des Taïwanais subvenaient aux besoins de leur famille en servant les plats les plus connus de Chine, ce qui explique que l’on trouve à Taïwan des plats provenant de toute la Chine.
Conscients que les foules sont synonymes d’argent, les vendeurs de produits alimentaires ont choisi de s’installer là où les gens se rassemblent – dans une rue, sur un marché, près d’une gare ou d’un port. Le Night Market de Miaokou, à Keelung, en est un bon exemple. Établi devant le temple Dianji dans les années 1870, il s’est développé sur plusieurs décennies pour atteindre sa taille actuelle.
Là où les touristes ne voient qu’un pays des merveilles rempli de nourriture, de nombreux chefs taïwanais voient la confluence de différentes ethnies et cultures. Des personnes aux contextes très différents sont passées par Keelung au fil des siècles. Après tout, c’était une plaque tournante du transport maritime à l’époque des découvertes et la porte d’entrée de Taïwan à l’époque de la domination japonaise. Bien que seuls les Chinois Han soient restés, les traces de ces autres peuples sont encore visibles dans la nourriture de la ville.
Immigrants et produits locaux
À l’instar de la population de Keelung, la plupart des produits alimentaires proposés sur le Night Market ont des racines qui remontent aux villes chinoises de Fuzhou, Quanzhou et Zhangzhou, mais on y trouve aussi des influences du Japon, des États-Unis et d’autres nations.
La cuisine de Keelung est le fruit du croisement entre les groupes ethniques immigrés et les produits locaux, par exemple les plats de « vinasse rouge » de Keelung, qui trouvent leur origine dans la cuisine de Fuzhou. D’un rouge vif et dotée d’un soupçon de douceur grâce au kōji rouge (Monascus purpureus), la vinasse rouge est fréquemment utilisée comme arôme et comme colorant alimentaire naturel à Fuzhou. À Taïwan, les vendeurs ambulants appellent souvent à tort son ajout « braisage rouge ». Vous trouverez de l’anguille à la vinasse rouge de style taïwanais au Night Market de Miaokou, ainsi qu’une autre innovation taïwanaise : le bawan, dont la garniture à base de porc haché est additionnée de vinasse rouge pour lui donner un peu de couleur.
Un autre stand de Miaokou vend du ragoût de haricots de riz (Vigna umbellata), un plat originaire du comté d’Anxi, à Quanzhou. Les vendeurs d’Anxi préparent ce plat en faisant cuire des haricots de riz avec des courges éponges, tandis que les vendeurs de Miaokou l’ont adapté pour tirer parti de la situation côtière de Keelung en y ajoutant des huîtres, des crevettes et des seiches.
Le fameux « sandwich nutritif » de Keelung est un autre exemple. Des petits pains à base de farine de pain sont frits, fendus, fourrés de jambon, d’œuf de soja, de tomate et d’autres ingrédients, puis nappés de mayonnaise. Mis au point par un chef d’entreprise de la génération précédente, ce plat nostalgique s’inspire d’une description parue dans un magazine japonais, des sandwichs américains et du pain frit japonais, et est agrémenté d’une mayonnaise à la taïwanaise. (La mayonnaise taïwanaise est faite d’une combinaison de jaunes et de blancs d’œufs, ainsi que d’une grande quantité de sucre, contrairement à la mayonnaise française, qui n’utilise que les jaunes d’œufs). Ce sandwich est un exemple de l’habileté de Taïwan à emprunter à d’autres cultures pour créer quelque chose de délicieux et de nouveau.
Une histoire pleine de saveurs
En 2021 paraît The History of Eating in Taiwan, un ouvrage explorant la culture alimentaire taïwanaise.
Depuis des siècles, des personnes venues d’ailleurs passent par Keelung et plus généralement par Taïwan, la composition culturelle et ethnique de ces visiteurs évoluant au fil des époques. Mais l’Histoire de l’alimentation à Taïwan ne se concentre pas sur des ethnies ou des cuisines particulières. Elle retrace plutôt l’histoire locale d’ingrédients, de plats et de boissons particuliers.
L’ouvrage évite de mettre trop l’accent sur les ethnies et les limites inhérentes à une telle approche. Il utilise plutôt le concept de « l’histoire de l’île de Taïwan » en se concentrant sur la place géographique de Taïwan dans le monde.
Le palais taïwanais
La géologie, la topographie et la situation géographique uniques de Taïwan lui ont conféré une diversité à la fois d’êtres vivants et de cultures. Cette île, qui regorge de produits terrestres et marins, possède une riche culture alimentaire. Toutefois, à cette abondance naturelle et culturelle s’oppose la conception traditionnelle chinoise de la nourriture comme une banalité, ce qui a entraîné un manque relatif de documents écrits sur le sujet.
De plus, la confluence de diverses ethnies et de régimes politiques tout au long de l’histoire a laissé derrière elle de nombreuses énigmes culinaires dont de nombreuses personnes connaissent la manière dont elles sont utilisées (épices, techniques de séchages de cuisson, de marinades…) mais ne savent pourquoi ni avec qui elles sont réellement arrivées. La cuisine taïwanaise a été pendant longtemps une cuisine de tradition orale où chaque famille se transmettait technique sans réellement en connaître l’origine. En outre chaque génération y apportait sa touche ce qui a grandement compliqué les études historiques sur cette thématique.
Il existe trop de choses que même les Taïwanais ignorent sur leur histoire. Et l’histoire de la gastronomie de l’île en fait partie. Pourquoi Taïwan est-il le pays des snacks ? Pourquoi y a-t-il tant de végétariens à Taïwan ? Et pourquoi les Taïwanais ne mangent-ils pas de plats épicés ? Qu’est-ce qui a permis aux Taïwanais d’inventer le riz au porc braisé et le thé boba ?
Au cœur de ces questions se trouve celle de savoir comment le palais taïwanais a pris forme. Bien qu’il reste peu de documents historiques de la période précédant la colonisation japonaise, les spécialistes affirment que Taïwan n’était pas isolée. Du point de vue de la « structure » historique, elle a été le lieu d’une interaction séculaire entre la sphère culturelle de Zhangzhou-Quanzhou-Chaozhou et la sphère culturelle austronésienne.
En comparant des matériaux, des documents et des phénomènes culturels d’autres pays et en utilisant des méthodes de recherche étymologique, les historiens ont trouvé des explications plausibles à de nombreux phénomènes alimentaires locaux.
La tradition dans l’innovation
Tous s’accordent à dire que la formation d’une culture alimentaire est un processus de longue haleine. Il ne suffit pas d’une personne ou d’un restaurant pour qu’une telle culture voie le jour.
Même l’invention d’un produit aussi « simple » que le thé boba ne s’est pas limitée à l’ajout de perles de tapioca et de lait à du thé noir. D’autres éléments, tels que le développement dans les années 1980 du « bubble tea » froid et la popularité encore plus ancienne à Taïwan des perles de tapioca en tant qu’en-cas, ont dû être mis en place avant que cela ne se produise.
Bien que les Chinois boivent du thé depuis des siècles, ce thé était généralement chaud. Ce n’est que lorsque les immigrants chinois sont arrivés dans la région tropicale de Taïwan qu’ils ont eu l’idée de le boire froid. Entre-temps, Taïwan a développé les perles de tapioca en réaction aux influences culinaires de l’Asie du Sud-Est, et même cela a sa propre histoire : les Chinois ont commencé à importer du sagou à Taïwan pendant la période coloniale hollandaise. Au XVIIIe siècle, les Taïwanais ont commencé à remplacer le sagou dans les « perles » utilisées dans les desserts, d’abord par de la farine de patate douce, moins chère, puis par de la farine de tapioca encore moins chère et plus pratique à cuisiner.
L’histoire de la plupart des plats est tout aussi profonde, qu’elle soit connue ou non, et aucun n’a de « conception immaculée ». « La nourriture est l’aboutissement de structures à long terme. Plutôt que d’affirmer qu’une personne en particulier a inventé un plat, il est plus juste de dire qu’une longue succession de héros anonymes l’a fait naître.
Si l’on considère l’ensemble de la cuisine taïwanaise, la culture alimentaire taïwanaise est une ‘tradition créative' ». La cuisine taïwanaise se nourrit de toutes sortes d’influences, la dynamise et produit des innovations surprenantes. C’est tout cela qui a fait de Taïwan le paradis des gourmets qu’elle est devenue.
Bien que la cuisine taïwanaise ne semble pas avoir de caractéristique particulière, les spécialistes affirment que cette malléabilité est en soi une caractéristique déterminante. Ils estiment que la culture culinaire taïwanaise est encore en développement, qu’elle ne cesse de réfléchir, d’intégrer et de façonner des éléments tirés de ses centaines d’années d’histoire.
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