En politique, l’émancipation des femmes à Taïwan est devenue l’une des transformations les plus marquantes du siècle passé. Privées de droit de vote durant l’occupation japonaise, elles sont aujourd’hui des actrices incontournables de la démocratie taïwanaise, instaurée après la fin de la loi martiale en 1987. Les efforts soutenus des partis politiques pour présenter plus de femmes qualifiées aux élections, à partir de la fin des années 1990, ont permis d’atteindre un taux de représentation féminine de 42 % au Yuan législatif en 2020, plaçant Taïwan en tête des pays asiatiques et au niveau des nations scandinaves pour la participation féminine en politique. Cette réussite est indissociable de l’amélioration continue de l’éducation des femmes tout au long du vingtième siècle.
L’ascension éducative des femmes taïwanaises
Dès le début du XXe siècle, l’élite taïwanaise a collaboré avec les autorités japonaises pour favoriser l’accès à l’éducation des jeunes filles taïwanaises, visant à les intégrer dans la culture japonaise et à en faire des actrices compétentes de l’économie coloniale. Cette politique éducative a porté ses fruits, puisqu’en 1943, 60 % des filles taïwanaises fréquentaient l’école primaire, positionnant Taïwan comme un leader asiatique en matière de scolarisation féminine.
Cependant, l’accès à l’éducation secondaire et supérieure restait limité aux filles issues de milieux aisés. Durant les ères japonaise et nationaliste chinoise, l’éducation des femmes oscillait entre deux visions : l’une traditionnelle, visant à préparer les femmes à leur rôle de mères et d’épouses conformément aux principes confucéens, et l’autre plus progressiste, aspirant à l’indépendance financière et à l’épanouissement personnel des femmes.
Le tournant démocratique a néanmoins marqué une évolution notable. Sous l’impulsion gouvernementale et grâce à la valorisation de l’éducation par les parents, la majorité des jeunes femmes taïwanaises de moins de 40 ans détiennent aujourd’hui un diplôme universitaire, témoignant d’une avancée significative depuis les années 2010.
Participation des femmes au marché du travail
L’intégration des femmes dans le marché du travail constitue un défi persistant pour Taïwan. Selon les chiffres avancés par le ministère de l’Éducation en 2017, on observe une prédominance féminine dans les universités au sein de disciplines telles que l’éducation, les lettres, la bibliothéconomie, les affaires, le droit, les professions de santé, le travail social et l’hôtellerie.
En revanche, les hommes sont davantage représentés dans les domaines des sciences, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM). Cette ségrégation horizontale par genre dans le choix des études supérieures constitue un frein notable à l’inclusion de davantage de femmes dans les secteurs des STIM au sein de la société taïwanaise.
La classe sociale représente également un clivage significatif en ce qui concerne l’emploi féminin. Les statistiques montrent que les femmes issues de la classe moyenne et dotées d’un bon niveau d’éducation ont plus souvent tendance à rejoindre la population active après la naissance de leurs enfants comparativement à leurs homologues issues de la classe ouvrière. En effet, les familles de la classe moyenne, ayant la capacité financière d’engager du personnel domestique venu du Sud-Est asiatique pour s’occuper de la maison et des enfants, permettent ainsi à de nombreuses femmes de cette catégorie sociale de maintenir leur carrière professionnelle.
À l’opposé, les ressources plus limitées des familles ouvrières ne leur offrent pas cette opportunité, conduisant souvent les femmes à interrompre leur activité rémunérée pour prendre en charge les enfants ou les aînés. Cette situation aggrave les disparités de revenus entre les foyers ouvriers et ceux de la classe moyenne, renforçant les inégalités économiques au sein de la société taïwanaise.
Participation à la vie politique taïwanaise
Malgré les inégalités persistantes en termes de participation au marché du travail liées au genre et à la classe sociale à Taïwan, les femmes ont réalisé d’importantes avancées dans le domaine politique au cours du dernier siècle. Durant l’époque coloniale japonaise, Hsieh Hsueh-hung (謝雪紅, 1901-1970) s’est distinguée comme une figure politique marquante. Fondatrice du parti communiste taïwanais en 1928, elle prônait l’union des différentes classes sociales taïwanaises et coréennes ainsi que des progressistes japonais de gauche, dans le but de renverser le capitalisme et l’impérialisme japonais, pavant ainsi le chemin vers l’indépendance de Taïwan et de la Corée du joug colonial japonais.
Hsieh, à l’instar d’autres marxistes-léninistes, partait du postulat que la chute du capitalisme et de l’impérialisme mènerait naturellement à l’avènement d’une société égalitaire sur le plan du genre. Ainsi, elle ne créa pas de mouvement spécifique pour les droits des femmes, mais recruta plutôt des femmes activistes pour qu’elles se joignent à la lutte prolétarienne anticoloniale. Pour Hsieh, c’était uniquement par leur engagement actif dans les révolutions que les femmes pourraient atteindre l’égalité avec les hommes.
La montée du militarisme japonais au début des années 1930 a mené à la répression des mouvements de gauche révolutionnaires dans le Taïwan sous colonisation japonaise, une situation répétée avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement nationaliste chinois (KMT) à Taïwan après sa défaite contre les communistes chinois. Néanmoins, le leadership politique féminin a continué à progresser. Pendant la période de la loi martiale (1949-1987), Chen Chu (陳菊, née en 1950) est devenue la première femme à s’inscrire dans l’élite du Mouvement démocratique de Taïwan (Dangwai). Jeune communicante et organisatrice talentueuse, Chen a recruté des étudiants pour soutenir des candidats politiques dissidents et a agi en tant que messagère pour les communications secrètes au sein de la communauté dissidente.
En tant que directrice adjointe de Formosa Magazine, une publication dissidente, elle a joué un rôle clé dans la diffusion des idées démocratiques. Lors de l’incident de Kaohsiung en 1979, Chen Chu et Hsiu-lien Annette Lu (呂秀蓮, née en 1944), toutes deux employées de Formosa, ont été les deux seules femmes parmi les huit inculpés jugés en cour martiale et condamnés à de lourdes peines. Les relations de Chen avec Amnesty International, tant au Japon que dans les démocraties occidentales, ont été cruciales pour maintenir la pression internationale sur le régime du KMT pour la libération des prisonniers politiques.
À sa libération, Chen a joué un rôle de premier plan dans la fondation du Parti démocratique progressiste (DPP) en 1986, premier parti d’opposition à Taïwan après la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1990, elle a été élue représentante de Kaohsiung à l’Assemblée nationale, puis est devenue ministre du Travail lorsque le DPP est arrivé au pouvoir en 2000, avant d’assumer trois mandats en tant que maire de Kaohsiung.
Leadership féminin à Taïwan
Contrairement à Chen, qui ne s’est engagée dans le mouvement démocratique que vers la fin des années 1970, Annette Lu s’était déjà établie durant cette décennie comme une figure de proue du féminisme post-guerre à Taïwan. Écrivaine reconnue, elle est l’auteur de l’œuvre fondatrice « Nouveau féminisme » (新女性主義). Dans cet écrit, elle invite à la réforme des législations familiales discriminatoires et s’élève contre le patriarcat confucéen. En 1979, suite à la réorientation de la reconnaissance diplomatique américaine de la République de Chine (ROC) vers la République populaire de Chine (RPC), Lu publie « Taiwan’s Past and Future » (台湾的過去與未來), un plaidoyer pour la persistance de l’île sur la scène internationale.
Elle y défend la coexistence pacifique de la ROC et de la RPC en tant qu’entités chinoises séparées, s’opposant ainsi à la ligne du gouvernement KMT de l’époque, qui revendiquait la Chine continentale comme partie intégrante du territoire de la ROC. À l’aube des années 1990, avec l’évolution de Taïwan vers une démocratie, Lu est élue représentante de Taoyuan au Yuan législatif et devient, en 2000, la première femme à occuper la vice-présidence de Taïwan.
Le chemin tracé par Chen Chu et Annette Lu au sein du DPP a préparé le terrain pour l’ascension de Tsai Ing-wen (蔡英文, née en 1956) dans les échelons du parti. Présidente du DPP, Tsai a conquis la présidence taïwanaise par un triomphe électoral en 2016 et a été réélue en 2020. À la différence d’autres dirigeantes asiatiques, Tsai ne provient pas d’une lignée politique. Issue d’une famille où son père a commencé par tenir un atelier de réparation de voitures avant de prospérer en tant qu’investisseur immobilier, Tsai partage avec Lu la conceptualisation de l’identité nationale taïwanaise datant de 1979.
Elle milite pour une coexistence pacifique et un respect mutuel entre le ROC à Taïwan et la RPC continentale. Elle refuse ainsi la proposition de la RPC d’une « Une Chine, deux systèmes », consciente que son acceptation réduirait Taïwan à un simple territoire de la RPC, comme c’est le cas pour Hong Kong.
Pour approfondir les sujets sociétaux sur Taïwan, lisez notre rubrique « Regards sur Taïwan »
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