Entre le 16 et le 22 mars 1990, plus de 6 000 étudiants occupent pacifiquement la place du Mémorial Tchang Kaï-chek, à Taipei. Cet événement, baptisé « Mouvement étudiants des Lys sauvages » (野百合學運), constitue un jalon majeur de la démocratisation de Taïwan. Porté par une jeunesse éduquée et politisée, ce mouvement non violent contribue à désamorcer une crise institutionnelle héritée du régime autoritaire du Kuomintang (KMT), en forçant l’État à s’engager dans une réforme constitutionnelle profonde.
Une crise institutionnelle au croisement de l’autoritarisme et de la transition
À la fin des années 1980, Taïwan se trouve dans une phase de transition. Après la levée de la loi martiale en 1987, le pays reste régi par des institutions politiques héritées de l’époque où le gouvernement du KMT prétendait représenter l’ensemble de la Chine. La vieille Assemblée nationale, élue en 1947 et jamais renouvelée, continue d’exercer un pouvoir législatif déconnecté de la réalité sociale taïwanaise. En mars 1990, cette instance adopte un amendement prolongeant une nouvelle fois le mandat de ses membres, déclenchant une onde d’indignation dans une société civile déjà en éveil démocratique.
La scène politique est elle-même minée par des tensions internes au KMT : les luttes entre le courant « mainstream », favorable au président Lee Teng-hui, et le courant « non mainstream », opposé à sa vision réformatrice, cristallisent un conflit sur fond de rivalités claniques et de clivages « taïwan-nés/continentaux ». Cette instabilité favorise l’émergence d’une contestation étudiante structurée, en résonance avec les bouleversements politiques régionaux post-Guerre froide (chute du Mur de Berlin, place Tiananmen).
Une mobilisation structurée autour de revendications constitutionnelles
Le mouvement naît de manière spontanée, sous l’impulsion d’un petit groupe d’étudiants de l’Université nationale de Taïwan. Très vite, la contestation s’organise : les rassemblements prennent de l’ampleur, un réseau interuniversitaire se met en place, et des organes de coordination (comme le comité de décision ou la conférence inter-écoles) sont instaurés. Le 19 mars, les manifestants adoptent le lys sauvage comme symbole identitaire, une fleur endémique représentant la résistance, l’autonomie et la pureté.
Quatre revendications structurent le discours des étudiants :
- La dissolution de l’Assemblée nationale, considérée comme une institution obsolète ;
- L’abrogation des dispositions constitutionnelles temporaires (動員戡亂時期臨時條款) héritées de la période de mobilisation contre le Parti communiste chinois ;
- La convocation d’une conférence nationale pour définir les réformes politiques ;
- L’élaboration d’un calendrier de démocratisation.
Ces exigences, loin d’être purement idéologiques, s’inscrivent dans un diagnostic lucide de la crise de légitimité des institutions républicaines, et dans une volonté d’aboutir à un État de droit moderne, ancré dans la réalité taïwanaise.
Une réponse politique encadrée et ses effets à long terme
La réponse du pouvoir à cette mobilisation est rapide et mesurée. Le président Lee Teng-hui, élu par une instance très critiquée mais soucieux de renforcer sa légitimité, choisit de dialoguer avec les étudiants. Il s’engage à convoquer une conférence nationale, qui a lieu le 28 juin 1990, qui réunit pour la première fois des représentants des forces politiques émergentes, y compris des anciens dissidents.
Les résultats sont significatifs :
- En 1991, les dispositions de la mobilisation contre la rébellion communiste sont abrogées.
- La même année, la dissolution de l’ancienne Assemblée nationale est engagée.
- En 1992, les premières élections législatives générales ont lieu à Taïwan.
- En 1996, Lee Teng-hui devient le premier président élu au suffrage universel direct.
Le Mouvement des Lys sauvages inaugure ainsi un nouveau cycle politique fondé sur la souveraineté populaire et l’ouverture du champ politique à des forces pluralistes. Il permet à une génération d’activistes d’intégrer les sphères décisionnelles (parlement, gouvernements locaux, académies), transformant la société taïwanaise en profondeur.
Sur le plan géopolitique, cette consolidation démocratique renforce aussi la singularité de Taïwan face à la Chine continentale, notamment après Tiananmen. Taïwan devient alors un contre-modèle de développement asiatique démocratique, ce qui augmente sa visibilité et complexifie sa position dans les relations internationales.
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