L’incident 228 : un massacre qui a façonné Taïwan

L’incident 228 du 28 février 1947, est un soulèvement populaire anti-gouvernemental à Taïwan violemment réprimé par le gouvernement en place.
La foule en colère le 28 février 1947 - Copyright : Domaine Public

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L’incident du 28 février, également appelé massacre du 28 février, l’incident 228 ou le massacre du 228 est un soulèvement antigouvernemental à Taiwan qui a été violemment réprimé par le Kuomintang – dirigé le gouvernement nationaliste de la République de Chine. Des milliers de civils ont été tués à partir du 28 février 1947. L’incident est considéré comme l’un des événements les plus importants de l’histoire moderne de Taiwan et a donné une impulsion décisive au mouvement indépendantiste de Taiwan.

D’une domination à une autre

Les 6 et 9 août 1945, les bombes atomiques américaines sont larguées respectivement sur Hiroshima et Nagasaki. Une semaine plus tard, le Japon déclare une capitulation inconditionnelle. Les Japonais se rendent aux forces alliées et renoncent à leur revendication sur Taiwan. Chiang Kai-shek (蔣 介 石), le président du gouvernement nationaliste de Nankin, accepte la reddition de l’armée japonaise en Chine. C’est dans ce contexte que Chiang envoie des troupes pour prendre le contrôle de Taiwan. Dans les faits, il s’agit d’une occupation militaire temporaire. Mais à l’époque tout le monde l’appelait « rétrocession ».

La « rétrocession » s’effectue sans obtenir l’accord des résidents de Taïwan. Mais, à l’époque, la plupart des Taïwanais maintenaient une attitude accueillante à l’égard du gouvernement nationaliste de Chine. Avec un enthousiasme peu vu dans d’autres régions de Chine. Tandis que le peuple taïwanais accueillait avec joie la rétrocession et la nouvelle « mère patrie », ses nouveaux dirigeants se comportaient en conquérants.

Le gouvernement nationaliste établit le « Bureau exécutif provincial de Taiwan » comme institution dirigeante – un système différent de ce qui était en place dans d’autres provinces chinoises. Cette institution détenait les pouvoirs exécutifs, législatif, judiciaire et militaire, comme une réplique du bureau du gouverneur japonais et comme si elle prolongeait le système colonial. Ce « nouveau bureau du gouverneur » a monopolisé toutes les ressources – du politique à l’économique en passant par le social, ce qui a jeté les bases de l’Incident 228 qui devait avoir lieu quelques mois plus tard.

Les abus des nouveaux dirigeants

Suite à la prise de pouvoir du gouvernement nationaliste, les gens ont rapidement réalisé que celui ci établissait un monopole politique total, où les avantages et les privilèges allaient à un petit nombre de personnes, où la corruption était généralisée et où les dirigeants étaient inexpérimentés.

Alors que le gouvernement nationaliste a fait semblant d’offrir des opportunités aux Taïwanais, il a en réalité utilisé les excuses selon lesquelles « Taïwan n’a aucun talent politique » et « les compatriotes taïwanais ne comprennent pas la langue nationale » (mandarin) afin d’exclure de nombreux Taïwanais bien éduqués occupant des postes de niveau intermédiaire et supérieur. Les emplois importants étaient pour la plupart confiés à des Chinois. Les Continentaux ont essentiellement remplacé les positions de « dirigeant » détenues par les Japonais à l’époque coloniale, ce qui a déçu les intellectuels taïwanais.

Le plus insupportable pour les Taïwanais restait sans aucun doute la corruption. À l’époque, dans le secteur privé, les gens qualifiaient la «prise de contrôle» de Taiwan de vol. La politique « post-vol » et la corruption ont donné aux habitants de Taïwan l’expérience de leur vie pendant les 50 années suivantes.

Peace Memorial Park à Taipei – Copyright : Wiki Commons

Une économie au ralenti

Sur le plan économique, le même genre de monopole se produisit. Les deux institutions économiques régnant à l’époque étaient le Bureau du commerce et le Bureau du monopole. Le Bureau exécutif provincial a maintenu le système de monopole gouvernemental des Japonais, donnant au Bureau du monopole le plein contrôle sur la vente de marchandises telles que les allumettes, les cigarettes, l’alcool et le camphre, ainsi que sur les poids et mesures. Le Bureau du commerce monopolisait l’achat, la vente et l’exportation des produits industriels et agricoles. La vie des Taiwanais est devenue encore plus difficile. Et une des conséquences directes, les Taïwanais se sont appauvris.

En raison d’un ralentissement économique et d’une pénurie de produits de première nécessité, le vol est devenu monnaie courante. Encore plus douloureux pour les gens était le fait que les troupes stationnées à Taiwan étaient des gens indisciplinés et souvent violents. Ces soldats étaient les troupes de la « mère patrie » qui avaient été accueillies avec enthousiasme par la population un an auparavant seulement. Au cours de la deuxième année suivant la prise de contrôle de Taiwan par le gouvernement nationaliste, le taux de criminalité est devenu un problème sérieux. En effet il fut multiplié par 28. En 1946, les affrontements entre la population et les militaires et la police deviennent plus fréquents. Chacun de ces incidents avait tout le potentiel de dégénérer en émeutes massives.

Taïwan et la Chine, 2 histoires différentes

Les Taïwanais pensaient que la Chine – en raison d’une langue écrite et d’une identité communes – était la mère patrie sur laquelle ils pouvaient compter. Ce n’est qu’après l’arrivée de la Chine à Taiwan qu‘ils ont découvert que leur idée de la « mère patrie » ne pouvait pas être plus éloignée de la vraie Chine.

Taïwan et la Chine s’étaient développés très différemment. L’histoire de Taiwan est remplie des caractéristiques d’une culture océanique, avec un commerce insulaire dynamique. En particulier, après que Liu Ming-Chuan (劉銘傳) ait réussi à faire pression pour une nouvelle gouvernance à Taiwan, et après avoir traversé 50 ans de domination japonaise, Taiwan avait largement dépassé la Chine en termes de développement. L’écart entre les deux sociétés était très important, sans parler des différences de valeurs et de modes de vie. L' »unification » forcée de deux sociétés aussi fondamentalement différentes a facilité l’apparition de frictions et de conflits.

Un incident déclenché par des cigarettes

Tard dans l’après-midi du 27 février 1947, six agents de la succursale de Taipei du Monopoly Bureau, dont Fu Hsueh-tung (傅學通), enquêtaient sur la vente de cigarettes de contrebande sur Tai-ping-tung, aujourd’hui Yenping North Road.

Ils surprennent, une veuve, Lin Chiang-mai (林江邁) en train de vendre illégalement des cigarettes devant la maison de thé Tien-ma (située près de l’intersection des actuelles Yenping North Road et Nanking West Road). Les agents ont essayé de confisquer les cigarettes et l’argent de Lin, mais elle a refusé et a demandé grâce. Les agents frappèrent alors Lin sur la tête avec leurs fusils, la faisant saigner et la faisant s’évanouir de douleur.

Les passants, furieux, ont protesté auprès des agents. Les agents se sont enfuis en tirant sur la foule. Un passant, Chen Wen-hsi (陳文溪), a été touché (et est décédé le lendemain d’une blessure par balle). La foule est devenue encore plus furieuse, assiégeant à la fois la police et le quartier général de la police militaire, exigeant que les coupables soient poursuivis et que justice soit rendue. Mais leur demande n’a pas été satisfaite.

Monuments à Peace Park – Copyright : OFTaiwan

« Taïwan » décide de se défendre

Le matin du 28 février, les gens se sont rendus au Bureau du monopole pour protester, puis se sont précipités dans la succursale du bureau à Taipei. Ils ont jeté des documents, des dossiers et d’autres objets dans la rue et les ont brûlés. Trois des employés du bureau ont été battus (certains témoignages affirment que l’un d’eux est mort). Dans l’après-midi, une foule s’est rassemblée sur la place devant le bureau exécutif provincial pour protester et lancer une pétition contre le gouvernement.

La police militaire, du balcon du bureau, ouvre le feu sur la foule avec des mitrailleuses, tuant ou blessant plusieurs dizaines de personnes. À ce moment-là, les choses étaient devenues incontrôlables. La ville entière était agitée – les magasins et les usines ont fermés et les étudiants sont sortis de leurs salles de classe pour protester. Le quartier général du commandement de la garnison déclare alors l’état d’urgence.

Après que des jeunes se soient rendus à une station de radio (située sur le site actuel du 228 Memorial Museum) le 1er mars pour diffuser dans tout Taïwan ce qui s’était passé et exhorter les gens à se lever et à réagir, les choses ont commencé à dégénérer à travers toute l’île de Taïwan. Des émeutes ont eu lieu dans toutes les grandes villes et même dans certains petits villages. Des foules en colère ont attaqué les postes de police et les bureaux du gouvernement, attaquant les continentaux, pour soulager la colère accumulée au cours de l’année écoulée.

Une escalade dans la violence

Le général Chen Yi (陳儀), le gouverneur de Taïwan, déclare alors l’état d’urgence sur toute l’île. Et la police et les soldats tirent sur la population pour réprimer les troubles. Les deux camps ont subi des blessures et des pertes. Jeunes hommes, étudiants et soldats à la retraite s’organisèrent pour tenter de prendre le contrôle des armes et des arsenaux de l’armée et de la police. Mais il s’agissait pour la plupart de groupes de personnes inexpérimentées qui agissaient sous l’impulsion du moment.

La « 27 Brigade » (en l’honneur du passage à tabac de Lin le 27 février) – active dans les environs de Taichung – était mieux organisée. Des conflits féroces ont eu lieu à l’aéroport de Shuishang entre les soldats stationnés à l’aéroport et les milices composées d’aborigènes de la tribu Tzou et du peuple Han. Près de la gare de Kaohsiung, des étudiants et des militaires se sont également affrontés.

Le double jeu de Chen

Le 1er mars, des responsables et des membres du conseil provincial organisent une commission pour enquêter sur l’effusion de sang et les décès. Ils envoient un délégué pour rencontrer Chen Yi et suggérer l’établissement d’un « Comité d’Incident 228. » Chen donne sa parole et, dans une émission de radio à 19 heures ce jour-là, il déclare que

  • Premièrement, le décret d’urgence serait levé immédiatement
  • Deuxièmement, les personnes arrêtées seraient libérées
  • Troisièmement, il était désormais interdit aux soldats et à la police d’ouvrir le feu
  • Quatrièmement, le gouvernement et le secteur privé organiseraient conjointement une commission pour enquêter sur ce qu’il s’était passé.

Dans l’après-midi du 5 mars, le comité de l’Incident 228 a approuvé les directives organisationnelles de Chen. Qui souhaitaient « réformer l’administration de la province de Taiwan ». Les conseils législatifs des villes et des comtés de Taiwan sont devenus des branches du comité, exigeant des réformes politiques.

Chen répondit du bout des lèvres aux demandes de réformes politiques du comité, déclarant que tout membre du public pouvait exprimer son point de vue par le biais du comité et qu’il ferait de son mieux pour améliorer la situation. Cependant, il a également envoyé un télégramme à Nankin demandant un renfort militaire.

Chiang Kai-shek décide d’écouter uniquement les retours de son personnel militaire et politique présent à Taïwan. Et ignore complètement les pétitions et les suggestions des représentants du secteur privé, des étudiants et de la population locale. Il décide donc d’envoyer plus de troupes. Après avoir reçu l’ordre de Chiang, la 21e division de l’armée nationaliste dirigée par Liu Yu-ching (劉雨卿) part pour Taiwan.

L’arrivée des militaires

Tard dans l’après-midi du 8 mars, les troupes débarquent à Keelung. Les ouvriers travaillant sur le quai à l’époque ont été abattus par les soldats. Le 9 mars, la 21e division entre à Taipei puis se dirige vers le sud. Il y avait des répressions et des massacres partout. Le comité de l’incident 228 a été déclaré organisation illégale et a reçu l’ordre de se dissoudre. De nombreux membres de l’élite sociale qui avaient assisté à la réunion du comité sont devenus la cible de la répression militaire.

Pendant ce temps, des personnes qui avaient participé aux émeutes et aux rébellions ont été arrêtées et tuées, tout comme de nombreux membres de l’élite sociale qui n’avaient jamais participé aux émeutes ou aux réunions. Pour la 21ème brigade il s’agissait plus d’une épuration des élites que d’une vraie résolution du conflit. Les journaux et magazines privés ont été fermés sur ordre de Chen.

Le 20 mars, les autorités ont lancé la campagne dite « Ching-hsiang » (清鄉, « pour nettoyer les villes natales »). Ils ont demandé aux gens de remettre les armes et de dénoncer les « escrocs » ou d’être poursuivis eux-mêmes. Au cours de cette campagne, de nombreuses personnes ont été arrêtées et exécutées, la plupart sans procès public. Il n’y a pas de décompte précis du nombre total de personnes tuées ou blessées au cours de l’incident 228, cependant, le nombre le plus fréquemment mentionné se situe entre 10 000 et 20 000 personnes.

Le Musée du Memorial 228 – Copyright : Fondation du Mémorial

Un événement plusieurs conséquences

Ce que l’incident 228 a apporté à Taïwan était bien plus qu’un énorme nombre de morts ou des familles détruites. L’incident a eu un impact sur la politique et la société en général. D’une part, le sentiment nationaliste des Taïwanais s’est de plus en plus développé. Eux qui avaient toujours été sous une domination coloniale étrangère pendant des décennies se sont sentis encore plus humiliés et rabaissés.

D’un autre côté, les Taiwanais se sont éloignés de la politique car ils la craignaient ou en étaient désabusés. Une telle paranoïa et une telle indifférence envers la politique convenaient parfaitement au totalitarisme du Parti unique nationaliste chinois (KMT) mais étaient très mauvaises pour le développement de la démocratie.

L’élimination de l’élite sociale taïwanaise a également facilité la gouvernance du KMT. Beaucoup d’élites qui ont réussi à survivre aux événements ne voulaient plus rien avoir à faire avec la politique. La nature de la politique locale a radicalement changé à mesure que les membres de gangs, les politiciens locaux corrompus et les membres sans scrupules de la noblesse locale et des communautés d’affaires assumaient un rôle dominant.

Deux ans après l’incident 228, la République de Chine du KMT s’est exilée à Taiwan après avoir été vaincue par le Parti communiste chinois. Bien que la « République de Chine à Taïwan » ait imposé un état d’urgence de 38 ans, assurant son règne grâce à une campagne de « terreur blanche », Taïwan a réussi à échapper au pillage par la Chine et à rester indépendant du régime de Pékin. L’île a développé sa propre économie, son commerce, ses industries et ses entreprises, devenant l’un des « quatre dragons » d’Asie.

民主臺灣曾經歷血腥鎮壓!A Massacre before Democracy: the history of the 228 incident in Taiwan | 臺灣吧 Taiwan Bar

Grâce au développement industriel et commercial, aux changements sociaux et à l’intégration culturelle, la rivalité ethnique observée lors de l’incident de 228 n’existe plus. La situation de Taiwan au sein de la communauté internationale devenant de plus en plus difficile et compte tenu des efforts incessants de coercition de la Chine, un sentiment d’identité et de cohésion plus fort s’est forgé entre les différents groupes ethniques de Taiwan. Mais l’incident reste dans les mémoires et la date de l’événement est devenue jour férié à Taïwan pour se rappeler.

Pour en savoir plus sur cet événement n’hésitez pas à consulter le site de la Fondation du Mémorial 228. Et pour découvrir d’autres événements qui ont façonnés l’histoire de Taïwan n’hésitez pas à lire nos articles.

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À propos de l'auteur

  • Luc

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1 réflexion au sujet de « L’incident 228 : un massacre qui a façonné Taïwan »

  1. Une excellente synthèse accessible et pédagogique pour éclairer les enjeux de cet incident funeste. Et les conséquences postérieures. Merci Luc

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