Entre 1947 et 1960, Taïwan traverse l’une des périodes les plus sombres de son histoire contemporaine. Après le massacre du 28 février 1947, connu sous le nom d’« incident 228 », le gouvernement du Kuomintang (KMT), nouvellement installé sur l’île, impose un régime autoritaire fondé sur la peur, la censure et la répression. Cette ère, que l’on nomme la « Terreur blanche », voit l’arrestation de dizaines de milliers de citoyens, souvent sans procès équitable, au nom de la lutte contre le communisme. Mais au cœur de cette chape de plomb naissent les premières formes de résistance. Dans les universités, les villages, les cercles intellectuels et même les prisons, des Taïwanais osent défier l’autorité, parfois en secret, parfois au grand jour.
Qui étaient ces opposants ? Quelles étaient leurs motivations, leurs méthodes, leurs espoirs ? Comment ont-ils été réprimés ? Et que reste-t-il aujourd’hui de leur combat dans la mémoire collective taïwanaise ? À travers cette plongée dans les débuts de la dissidence taïwanaise, c’est aussi l’histoire de la construction d’une conscience politique locale que nous racontons.
Un climat d’oppression après le 228
Le soulèvement du 28 février 1947 (dit « incident 228 ») marque un tournant tragique dans l’histoire contemporaine de Taïwan. Ce mouvement spontané de protestation, déclenché par l’arrestation violente d’une vendeuse de cigarettes à Taipei, se transforme rapidement en insurrection populaire contre le régime autoritaire du Kuomintang (KMT), fraîchement installé sur l’île. La réaction du pouvoir est brutale : l’armée dépêchée de Chine continentale réprime dans le sang les manifestants, causant entre 10 000 et 30 000 morts selon les estimations. Cette répression massive vise surtout les élites locales (intellectuels, journalistes, chefs d’entreprise, étudiants) soupçonnées d’aspirer à l’autonomie, voire à l’indépendance. Le traumatisme de l’« Incident 228 » installe durablement une culture de la peur. Ce massacre devient le point de départ de ce que l’on appellera la « Terreur blanche », une période de répression politique systématique menée par le KMT, désormais réfugié à Taïwan après la défaite face aux communistes en Chine en 1949.
Dans ce climat d’oppression, toute contestation est considérée comme subversive. Le Bureau de sécurité intérieure (ancêtre du Bureau d’enquête de Taïwan) traque sans relâche les dissidents. L’état de siège est instauré, la censure règne et la loi martiale interdit toute forme d’organisation autonome. Pourtant, malgré les risques, des voix se lèvent. De manière clandestine, dans les milieux étudiants, ouvriers ou autochtones, des individus et des groupes commencent à défier la chape de plomb imposée par le régime. La répression du 228 ne fait pas taire la colère : elle la radicalise.
La naissance de foyers clandestins de résistance
À partir de la fin des années 1940, malgré la terreur qui s’abat sur la population, plusieurs foyers de résistance émergent dans l’ombre. Ils sont composés d’anciens militants autonomistes, de jeunes intellectuels, d’étudiants ou d’anciens soldats japonais restés à Taïwan. Ces groupes ne sont pas coordonnés à l’échelle nationale, mais ils partagent un même rejet de l’autoritarisme du KMT et une volonté de défendre la dignité taïwanaise face à ce qu’ils perçoivent comme une occupation étrangère. Certains mouvements prennent une forme politique, diffusant des tracts ou créant des cercles d’études clandestins. D’autres optent pour l’action armée, tentant de saboter des infrastructures ou de s’emparer d’armes.
L’un des exemples les plus emblématiques est celui du Parti des travailleurs taïwanais fondé secrètement en 1949. Inspiré par le marxisme, il vise à renverser le gouvernement autoritaire et à établir une république populaire à Taïwan. Ce mouvement est démantelé rapidement par les autorités, mais il marque un précédent : la contestation n’a pas disparu, elle se réinvente dans la clandestinité. D’autres réseaux, comme celui du Front de libération de Taïwan, actif au début des années 1950, visent une indépendance complète. Ils recrutent dans les universités, chez les enseignants, mais aussi dans les campagnes où la répression est parfois encore plus violente. Ces groupes, malgré leur faible capacité militaire, incarnent une contestation morale.
Le développement de cette résistance s’inscrit aussi dans un contexte global : celui de la guerre froide. Les États-Unis soutiennent le régime du KMT comme rempart anticommuniste, ce qui permet à ce dernier de justifier toutes les répressions au nom de la sécurité nationale. Les résistants sont ainsi systématiquement qualifiés d’« agents communistes » ou de « traîtres », même lorsqu’ils défendent des positions démocratiques ou autonomistes.
Tribunaux militaires et logique de purge
Sous l’état de siège instauré en mai 1949, la justice ordinaire est suspendue. Le KMT crée des tribunaux militaires d’exception chargés de juger les « crimes de rébellion », « d’espionnage » ou « d’atteinte à la sécurité nationale ». Ces juridictions fonctionnent sans respect des garanties fondamentales : les procès sont expéditifs, les aveux souvent extorqués sous la torture, et les condamnations quasiment systématiques. De 1949 à 1987, environ 140 000 personnes sont arrêtées, parmi lesquelles au moins 4 000 sont exécutées. La période la plus sanglante se situe entre 1949 et 1955.
Les arrestations touchent toutes les couches de la société :
- étudiants soupçonnés de sympathies marxistes,
- enseignants accusés de critiques envers le gouvernement,
- médecins, journalistes, fonctionnaires et
- même simples paysans dénoncés par des voisins.
À l’université nationale de Taïwan, plusieurs professeurs sont arrêtés pour avoir exprimé des opinions jugées déviantes. Dans les campagnes, les membres de groupes indigènes sont souvent accusés sans preuves de collaborer avec les communistes ou de fomenter des insurrections. La justice militaire devient un instrument de terreur psychologique, destiné à dissuader toute forme de dissidence, même intellectuelle.
Le camp de Green Island devient un symbole de cette répression. Situé au large de la côte est, il sert à interner les prisonniers politiques dans des conditions extrêmement dures. Isolés, privés de toute information, ces prisonniers sont soumis à un lavage idéologique, à des travaux forcés et à des traitements humiliants. Pourtant, certains résistent même en détention, transmettant des savoirs, enseignant la démocratie ou la philosophie politique aux plus jeunes détenus. Cette transmission clandestine devient un acte de survie, mais aussi un acte de foi dans un avenir plus libre.
Figures marquantes de la résistance intellectuelle
Malgré la surveillance constante et les risques d’arrestation, certaines figures émergent comme symboles de la résistance non violente. L’un des plus emblématiques est Péng Míngmín (彭明敏). Professeur de droit international à l’Université nationale de Taïwan, il coécrit en 1964 (avec Wèi Tīng-chāo et Shì Míngdé) le manifeste « Pour une république taïwanaise libre et démocratique ». Même si ce texte paraît en dehors de notre période, il s’inscrit dans la continuité des idées et courants qui prennent racine dès la fin des années 1940. Peng, déjà actif dans les cercles universitaires depuis les années 1950, incarne l’aspiration à une réforme démocratique.
Une autre figure importante, Lei Chen (雷震), fonde en 1960 le journal Free China, une des rares plateformes qui ose critiquer ouvertement le gouvernement et plaider pour une démocratisation du régime. Son action s’ancre dans une longue tradition de réformisme intellectuel entamée dès la période de transition post-japonaise. Lei Chen est arrêté peu après, accusé de complot contre l’État, et condamné à dix ans de prison. Son cas devient un symbole de l’étranglement de la presse libre sous le KMT.
Ces hommes, souvent issus des élites éduquées, ne prennent pas les armes. Leur résistance est morale, juridique, intellectuelle. Ils écrivent, débattent, publient, enseignent. Leur impact immédiat est limité par la répression, mais leur influence se prolongera dans les années 1980 et 1990 lors de la démocratisation de Taïwan. Leurs écrits circulent clandestinement dans les campus et inspirent les générations futures, notamment celles qui participeront au mouvement Tangwai puis à la création du Parti Démocrate Progressiste (DPP).
Mémoire collective et legs dans la transition démocratique
Les mouvements de résistance entre 1947 et 1960 ont longtemps été occultés par la propagande du régime du KMT, qui justifiait ses actions par la lutte contre le communisme. Pendant des décennies, la mémoire du massacre du 228 et de la Terreur blanche est restée un sujet tabou dans les foyers taïwanais. Parler d’un proche exécuté ou emprisonné pouvait encore, dans les années 1970, attirer l’attention de la police secrète. Il faut attendre la levée de la loi martiale en 1987 pour que les premières voix s’élèvent publiquement et réclament justice, reconnaissance et réparation.
À partir des années 1990, avec l’alternance politique et l’ouverture démocratique, la société taïwanaise redécouvre son passé réprimé. Des associations de familles de victimes, des historiens et des militants entreprennent un immense travail de documentation, d’enquête et de pédagogie. Le parc commémoratif 228 à Taipei, le mémorial de Green Island, et les commissions de vérité mises en place ces dernières années témoignent de cette volonté de réconcilier la mémoire nationale avec l’histoire réelle. Les figures comme Péng Míngmín, Lei Chen ou Shih Ming-teh deviennent des icônes du combat pour les droits civiques et la démocratie.
Plus encore, les premières formes de résistance entre 1947 et 1960, bien que réprimées, ont jeté les bases d’une culture politique alternative. Elles ont permis à Taïwan de développer un imaginaire politique ancré dans la défense des libertés, la dignité humaine et l’autodétermination. Ce legs se manifeste encore aujourd’hui dans la sensibilité des Taïwanais aux droits de l’homme, à la liberté d’expression et à la transparence des institutions. Le souvenir de ceux qui ont osé s’opposer, parfois au prix de leur vie, est désormais intégré dans les manuels scolaires, les productions culturelles et les débats publics.

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