Gangs of Taiwan : chronique d’une jeunesse sacrifiée

Gangs of Taiwan détourne le film de gangs pour livrer un portrait sombre et maîtrisé de la jeunesse taïwanaise d’aujourd’hui.

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Avec Gangs of Taiwan, Keff signe un premier long-métrage qui dépasse largement le cadre du film de gangs pour proposer une radiographie politique et générationnelle du Taïwan contemporain. Sous les dehors d’un polar urbain, le film explore un sentiment diffus mais profondément ancré : celui d’une jeunesse privée de futur, coincée entre la corruption locale, la pression économique et l’ombre grandissante de la Chine.

Refusant le spectaculaire gratuit, Keff privilégie une approche sensorielle, silencieuse et mélancolique, où la violence n’est jamais un exutoire héroïque mais le symptôme d’un blocage collectif. Gangs of Taiwan s’inscrit ainsi dans la tradition d’un cinéma d’auteur engagé, dialoguant autant avec le film de genre qu’avec l’héritage du nouveau cinéma taïwanais. Une œuvre âpre, maîtrisée, et profondément politique.

Une ville sous néons : la beauté toxique du réel

Dès les premières images, Gangs of Taiwan affirme une identité visuelle forte, marquée par la virtuosité de sa photographie et de son cadre. La caméra, souvent mobile et précise, sait tantôt épouser au plus près les émotions des personnages, tantôt garder une distance pour observer leur détresse. La palette chromatique oscille entre un naturalisme brut et des jaillissements de néons colorés qui électrisent l’écran. Les scènes nocturnes dans Taipei, magnifiées par le chef opérateur Nadim Carlsen, prennent vie avec éclat – la ville brille d’un éclat âpre sous son objectif, rendant tangible la fièvre urbaine qui habite les protagonistes. Chaque éclairage raconte quelque chose : les tons froids et ombres du quotidien traduisent le désespoir latent, tandis que des éclairages plus vifs (enseignes criardes, lumières stroboscopiques de club) suggèrent les moments d’égarement ou de violence subite.

Gangs of Taiwan se distingue ainsi par un contraste esthétique saisissant. Le réalisme âpre de nombreux plans – ruelles sombres, intérieurs exigus du restaurant familial – côtoie des touches stylistiques presque oniriques. Keff injecte çà et là des éléments visuels symboliques : on pense notamment à cette séquence de nightclub où des gangsters portent des masques de Barack Obama et d’Hillary Clinton, baignant la scène dans une aura quasi-fantasmagorique. Ce choix insolite de costumes, combiné à des éclairages pop, crée une stylisation magnétique qui frappe l’imaginaire du spectateur tout en faisant écho aux enjeux socio-politiques en arrière-plan.

L’esthétique du film, raffinée et soigneusement composée, possède ainsi un double impact narratif et émotionnel : elle rend palpable le malaise d’une jeunesse en perdition tout en offrant par moments une transcendance visuelle à sa rage contenue. À cet égard, certains critiques ont relevé que la mise en images élégante et lente de Gangs of Taiwan évoque davantage le style épuré d’un Hou Hsiao-hsien que le polar ultra-violent auquel son titre français pourrait faire penser. Cette élégance formelle, faite de plans contemplatifs et d’une esthétique léchée, amplifie la tension sourde du récit et immerge le cinéphile dans un Taiwan à la beauté désenchantée.

Le silence comme cri politique

Le scénario de Gangs of Taiwan s’articule autour d’un canevas en apparence classique du film de gangs. On y retrouve en effet nombre de figures familières du genre – le héros taiseux en marge, le caïd charismatique et imprévisible, le politicien véreux, la petite amie innocente ignorante des activités criminelles de son compagnon. Durant la première partie, le film enchaîne bagarres de rue et scènes de racket dans des ruelles moites, avec force codes et affrontements de territoire, au point qu’on craint un temps qu’il ne s’enlise dans la répétition gratuite de violences urbaines.

Pourtant, derrière cette structure initiale assez conventionnelle se dessine progressivement une tout autre ambition narrative. Keff se sert des clichés du polar mafieux pour mieux les subvertir : peu à peu émerge une observation brute du mal-être d’une génération taïwanaise sacrifiée, laminée par la corruption des élites et le cynisme ambiant. Le récit prend alors la tournure d’un véritable portrait social et politique d’un pays ayant abandonné sa jeunesse, symbolisée par le mutisme de Zhong-Han, jeune homme littéralement et métaphoriquement privé de voix face au système.

La structure dramatique s’organise autour de la double vie du protagoniste, tiraillé entre son emploi humble dans un vieux restaurant familial le jour, et ses expéditions nocturnes aux côtés d’un gang local. Ce dilemme de loyautés – envers sa famille adoptive d’un côté, et envers ses frères d’armes de la rue de l’autre – confère au récit sa tension centrale. Lorsque le restaurant est menacé par un promoteur immobilier sans scrupules multipliant les pressions (loyer quadruplé, coupures d’électricité), Zhong-Han se retrouve acculé à choisir son camp. L’intrigue prend alors une dimension tragique de plus en plus prononcée.

Keff n’hésite pas à confronter son héros à des cas de conscience déchirants, complexifiant un arc narratif qui aurait pu n’être qu’un simple affrontement gang vs famille. La romance naissante entre Zhong-Han et une jeune employée de supérette, I-Ju, apporte certes une lueur d’espoir et d’humanité dans cet univers brutal – elle aide en effet le protagoniste à « sortir de sa coquille » malgré son silence – mais elle finit par s’insérer elle aussi dans l’« équation morale » que le héros devra résoudre. Cette histoire d’amour, loin d’être un simple ornement, exacerbe au contraire le conflit intérieur du personnage et sa soif d’une vie meilleure hors du cycle de la violence.

Au-delà de l’intrigue criminelle, Gangs of Taiwan intègre en filigrane une résonance politique explicite. Le film se déroule en 2019, alors que gronde de l’autre côté du détroit la contestation de Hong Kong contre Pékin. À plusieurs reprises, des écrans de télévision diffusent en arrière-plan les images des manifestations hongkongaises réprimées violemment. Keff utilise ces nouvelles comme un miroir pour la situation de Taiwan et de ses jeunes : dans une scène d’ouverture marquante, les clients d’une laverie voient ainsi défiler les reportages alarmants sur Hong Kong sans y prêter attention, avant de s’enthousiasmer soudain pour un sujet plus frivole – l’introduction d’une nouvelle pâtisserie à la mode.

Cette indifférence feinte ou résignation en dit long sur l’état d’esprit d’une jeunesse taïwanaise qui préfère rêver à autre chose qu’à un futur anxiogène qu’elle estime hors de son contrôle. Le mutisme de Zhong-Han est à cet égard un symbole transparent mais puissant : il figure toute une génération à qui l’on refuse la parole dans une société gangrenée par l’égoïsme des puissants. Si ce choix scénaristique renforce la portée allégorique du récit, il peut aussi laisser certaines scènes clés un peu désincarnées par l’absence de dialogue. On songe notamment à une confrontation dans un salon de thé cossu, où le silence obstiné du protagoniste, bien que chargé de sens, prive l’échange d’une intensité dramatique qu’un minimum de verbalisation aurait pu accentuer.

En termes d’originalité, Gangs of Taiwan n’invente pas de zéro son histoire de “haves and have-nots” en milieu criminel – les grandes lignes de ce tale sur l’injustice sociale et la survie sont connues et le film ne prétend pas révolutionner le genre. Toutefois, la force du scénario réside dans sa manière d’inscrire ces motifs universels (l’ambition, la loyauté, la trahison, l’ascension sociale impossible) dans un contexte taïwanais très spécifique et rarement dépeint avec autant d’acuité. Keff puise dans des faits sociopolitiques concrets – la menace chinoise, l’étouffement économique, la passivité du gouvernement local – pour donner une résonance particulière aux trajectoires de ses personnages.

On pourra reprocher à la narration une certaine lourdeur explicative en toute fin de film, lorsqu’un dialogue explicite les parallèles entre les choix de ces jeunes Taïwanais et le sort des manifestants de Hong Kong. Cette insistance didactique sur le message, ajoutée à quelques faux dénouements successifs qui font croire plusieurs fois au spectateur que le récit s’achève alors qu’il se prolonge encore, affaiblit légèrement la structure dramatique dans sa dernière partie. Néanmoins, jusqu’à son épilogue sombre et sans concession, le scénario maintient globalement une cohérence thématique forte. Refusant tout optimisme facile, il embrasse pleinement la dimension tragique de son propos – en cela, il reste fidèle à sa vision d’un “no future” générationnel, quitte à laisser le spectateur sortir de la salle accablé par le pessimisme du constat.

Filmer la violence sans la glorifier

Keff fait preuve d’une maîtrise de mise en scène impressionnante pour un premier long-métrage, à tel point que certains y ont vu la révélation d’un auteur à suivre de très près. D’emblée, le cinéaste impose un rythme et un style qui servent remarquablement le récit. Chaque séquence possède son tempo propre, son pouls narratif unique, contribuant comme un grain de sable supplémentaire à l’édifice dramatique. La réalisation alterne habilement entre moments de fiévreuse intensité et plages de calme mélancolique, modulant l’énergie en fonction des besoins de l’histoire.

Keff orchestre ses scènes avec virtuosité, sachant accélérer le mouvement pour captiver lors des confrontations violentes, puis ralentir et respirer quand il s’agit d’installer une émotion ou un doute. Cette gestion intelligente du rythme empêche le film de sombrer dans la monotonie ou la surenchère : on passe d’une fusillade nerveuse à une scène introspective sans rupture de ton, grâce à un sens aigu de la progression dramatique.

La mise en scène impressionne également par son élégance visuelle et sa lisibilité. Keff filme Taipei et ses bas-fonds sans esbroufe inutile, privilégiant un découpage clair où chaque plan a du sens et apporte une information au récit. Rien n’est gratuit à l’écran : le moindre mouvement de caméra, le moindre détail du cadre semble pensé pour refléter soit l’état d’âme de Zhong-Han, soit les rapports de force en présence. Par exemple, lors des altercations entre gangs, la caméra adopte une chorégraphie fluide, suivant les personnages au plus près dans des ruelles étroites, ce qui plonge le spectateur au cœur de l’action tout en conservant une certaine distance documentaire. Inversement, dans les moments de solitude du héros, le cadre s’élargit et l’objectif reste parfois fixe, accentuant son isolement au milieu d’un environnement qui le dépasse.

On retrouve dans la réalisation ce mélange d’énergie brute et de précision formelle propre à certains polars asiatiques contemporains. Keff marie un naturalisme presque cru (caméra à l’épaule dans les marchés de nuit, plans-séquences qui laissent vivre la durée) avec des accès de stylisation hypnotique où dominent les ralentis, les éclairages au néon et une musique anxiogène. Cette dualité esthétique – entre sobriété quasi documentaire et envolées visuelles – sert parfaitement le propos du film, qui oscille lui-même entre chronique sociale et thriller gangsters.

La composition des plans et le travail sur l’espace participent enfin à une subtile dimension symbolique. La récurrence de certains motifs visuels souligne les thématiques sans jamais appuyer lourdement le trait. On remarque par exemple que Zhong-Han est souvent filmé à travers des cadres intermédiaires (embrasures de porte, fenêtres, reflets), comme s’il était pris au piège dans un carcan dont il peine à s’échapper – image discrète de sa condition d’otage du système et de son gang. De même, l’utilisation du silence dans la mise en scène – non seulement parce que le protagoniste est muet, mais aussi via des pauses et des plans muets prolongés – crée un effet de malaise palpable.

Keff exploite ces silences pour augmenter la tension dramatique ou dévoiler l’indicible : un simple regard échangé dans le silence peut ainsi en dire bien plus long qu’un dialogue explicatif. On sent également l’influence du cinéma taïwanais des maîtres : certaines scènes laissent le temps au temps, avec une langueur pudique qui évite le misérabilisme et confère une poésie mélancolique aux errances des personnages. Cette approche contemplative, hérite d’une tradition d’auteur, n’empêche pas le film de recourir ponctuellement à un montage nerveux et millimétré lors des montées de violence, assurant un sens du rythme implacable. Le résultat est une mise en scène d’une remarquable maturité, intelligente et d’une folle élégance, qui sait allier le souci du réalisme aux envolées esthétiques sans jamais verser dans l’esbroufe gratuite.

En somme, Keff déploie un véritable savoir-faire de metteur en scène, prouvant qu’il possède d’ores et déjà les “chops” d’un grand réalisateur de genre tout en imprimant sa touche personnelle sur un cinéma d’action réfléchi.

Des corps sous tension, des visages en retrait

Le film repose en grande partie sur les épaules de Liu Wei Chen, qui incarne Zhong-Han, ce héros taciturne condamné au silence. Sa performance est tout en intériorité et en nuances subtiles : par un regard fuyant, une mâchoire qui se contracte ou une posture voûtée, l’acteur parvient à exprimer le tumulte intérieur de son personnage sans prononcer un mot. Cette incarnation du mutisme est d’autant plus remarquable qu’elle évite la monotonie : Liu Wei Chen confère à Zhong-Han un mélange d’apathie apparente et de tension contenue, laissant transparaître sous son visage d’ange une profonde douleur mêlée de colère rentrée.

Les critiques ont salué le charisme silencieux de ce jeune acteur, capable de capter l’attention du spectateur malgré (ou grâce à) son absence de dialogue, et d’inspirer l’empathie pour un protagoniste en plein conflit moral. Son jeu tout en retenue sert idéalement le propos du film, symbolisant une jeunesse taïwanaise réduite au silence mais bouillonnante sous la surface.

Autour de lui gravite une galerie de seconds rôles solides qui contribuent à donner chair à cet univers criminel. Devin Pan, dans le rôle du chef de gang Kobe, livre une prestation mémorable : il insuffle à son personnage une apparente bienveillance fraternelle qui peu à peu se mue en violence psychotique, dessinant un antagoniste à la fois humain et terrifiant. Devin Pan “mord à pleines dents” dans ce rôle, passant avec aisance d’une camaraderie presque chaleureuse à des accès de brutalité glaçante, ce qui rend son personnage imprévisible et dangereux.

Face à lui, Rimong Ihwar apporte une douceur sincère dans le rôle d’I-Ju, la jeune femme attentionnée dont l’affection pour Zhong-Han éclaire fugacement l’écran. Bien que son personnage soit en marge de l’intrigue principale, l’actrice parvient à dégager une alchimie tangible avec Liu Wei Chen, leurs scènes communes introduisant une note d’espoir fragile au milieu du chaos. On soulignera également la présence de Yu An-shun – vétéran du cinéma taïwanais ayant collaboré avec Hou Hsiao-hsien – qui interprète Rong, le propriétaire du restaurant et figure paternelle pour Zhong-Han.

Il apporte au film un ancrage émotionnel crédible, jouant avec justesse ce vieil homme fatigué mais bienveillant, symbole d’une génération résignée. L’ensemble de la distribution se montre donc à la hauteur, sans fausse note, et bénéficie de la direction d’acteurs rigoureuse de Keff. Celui-ci, visiblement, sait obtenir le meilleur de ses comédiens, comme en témoigne l’intensité qui se dégage de leurs interactions à l’écran. Qu’il s’agisse des confrontations tendues entre Zhong-Han et Kobe ou des moments plus tendres entre Zhong-Han et I-Ju, les acteurs habitent pleinement leurs rôles et donnent vie à des personnages nuancés et crédibles.

En définitive, ce jeu d’ensemble convaincant amplifie l’impact émotionnel du film : on croit à ces destins brisés, on tremble pour eux, ce qui renforce d’autant la portée tragique de Gangs of Taiwan.

Du film de gangs au film de génération

Par son sujet et ses partis pris, Gangs of Taiwan s’inscrit dans une longue tradition de films de gangs et de drames criminels tout en apportant une voix singulière au corpus. Dans le contexte taïwanais, Keff marche sur les traces de grands aînés comme Edward Yang ou Hou Hsiao-hsien, qui dès les années 1980-90 avaient filmé la jeunesse de l’île confrontée à la violence et à la désillusion (on pense notamment aux bandes de garçons livrés à eux-mêmes dans A Brighter Summer Day d’Edward Yang). L’héritage du nouveau cinéma taïwanais est d’ailleurs revendiqué : Keff, réalisateur trentenaire issu de la diaspora taïwanaise, reconnaît sa dette envers ce riche 7e art insulaire balisé par les maîtres Yang, Hou, Ang Lee ou Tsai Ming-liang.

Comme chez ses prédécesseurs, on retrouve dans Gangs of Taiwan une attention au réel – la peinture d’un Taipei authentique, avec ses ruelles, ses stands de street-food, son mélange de langues (mandarin, taïwanais, hakka, reflet de la mosaïque culturelle locale) – combinée à une sensibilité quasi poétique pour capter l’âme d’une génération. Toutefois, Keff ne se contente pas d’imiter ses modèles : il réactualise le film de gang taïwanais en y insufflant les préoccupations de son époque et sa propre esthétique. Contrairement aux fresques historiques ou nostalgiques comme Monga (2010, qui chroniquait la montée de jeunes gangsters dans les années 1980 à Taipei) – œuvre à laquelle on pourrait penser pour le thème de la petite criminalité juvénile – Gangs of Taiwan ancre son récit dans le présent immédiat et le teinte d’une conscience politique aiguë.

Le spectre de l’appétit chinois, l’érosion du tissu social, le désarroi de la jeunesse face à un avenir bouché : autant d’éléments qui confèrent au film de Keff une portée universelle et contemporaine, distincte des œuvres de ses aînés. La collaboration de talents internationaux (production franco-américaine, photographie assurée par un Danois, musique composée par le Japonais Yoshihiro Hanno) vient également colorer le film d’une sensibilité transnationale originale, tout en restant profondément enraciné dans la réalité taïwanaise.

Sur le plan thématique et formel, Gangs of Taiwan dialogue aussi avec les grands films de gangs d’autres horizons. La situation de ces jeunes Taïwanais livrés à eux-mêmes dans un ghetto urbain n’est pas sans rappeler celle des gamins des favelas de Rio dans Cidade de Deus (La Cité de Dieu) de Meirelles, ou des adolescents des townships de Tsotsi (Gavin Hood, 2005) dans l’Afrique du Sud post-apartheid. À l’instar de ces œuvres, le film de Keff ausculte la criminalité juvénile comme symptôme d’un mal social plus vaste – misère, absence de perspectives, corruption généralisée – et opte pour un réalisme dur et sans fard pour en témoigner. On pense également au cinéma criminel américain des hood movies des années 1990 (Boyz n the Hood, Menace II Society, etc.), qui dépeignaient la vie de quartier violente et la fatalité pesant sur la jeunesse afro-américaine.

Gangs of Taiwan partage avec ces films un regard lucide sur la spirale de la violence et la difficulté d’échapper à son milieu, bien qu’il s’en distingue par son contexte géopolitique unique et par l’utilisation du silence comme métaphore de l’impuissance. En outre, le dilemme de loyauté qui étreint Zhong-Han – choisir entre sa “famille” de sang et sa “famille” de rue – fait écho à une figure classique du film de mafia ou du cinéma yakuza. Dans les mélodrames de yakuza japonais, les héros sont souvent tiraillés entre le giri (le devoir, l’honneur envers le clan) et le ninjo (leurs sentiments personnels, leur morale) – un conflit que l’on retrouve ici transposé à de jeunes délinquants taïwanais.

Keff reprend ce motif d’honneur vs. affection en le traitant à hauteur de jeunesse : ses protagonistes ont vingt ans, pas la maturité des parrains endurcis, ce qui renouvelle la perspective dans un genre qui mettait traditionnellement en avant des figures masculines plus âgées et hiérarchisées. En cela, Gangs of Taiwan revivifie le film de gang asiatique en lui apportant un angle frais, centré sur la vulnérabilité et l’énergie brouillonne de la jeunesse plutôt que sur le seul fatalisme du criminel aguerri.

Sur le plan esthétique, on peut rapprocher le travail de Keff de certaines œuvres qui ont su marier style visuel et propos social. Par exemple, la manière dont Gangs of Taiwan alterne longues phases de tension latente et accès de violence fulgurante évoque la structure de Gomorra de Matteo Garrone, ou encore la série The Wire (David Simon) – œuvres qui décrivent un écosystème criminel sur fond de critique socio-politique. De même, l’usage des néons et de la musique électronique pour sublimer la noirceur rappelle le cinéma de Nicolas Winding Refn (Drive, Only God Forgives) ou certaines mises en scène de Michael Mann, bien qu’ici le spectaculaire visuel reste toujours au service du réalisme et non l’inverse.

Surtout, Gangs of Taiwan apporte sa propre voix à ce corpus en mêlant à l’action une dimension profondément mélancolique, presque élégiaque, sur la fin d’un monde. Là où Cidade de Deus bouillonnait d’une énergie fiévreuse et frénétique, le film de Keff se révèle plus posé, contemplatif par instants, traduisant le sentiment d’épuisement et de résignation d’une génération au bord du gouffre. Et contrairement à Tsotsi, qui laissait entrevoir une possible rédemption par un ultime sursaut d’humanité, Gangs of Taiwan choisit l’obscurité jusqu’au bout, rejetant tout happy end pour rester fidèle à son constat implacable. Cette absence de concession narrative rapproche finalement Keff d’un certain cinéma noir asiatique contemporain qui n’hésite pas à bouleverser le spectateur (on pense aux films de Takashi Miike comme Youth of the Beast ou à ceux de Takeshi Kitano où la violence absurde côtoie la poésie).

Mais encore une fois, loin d’être un collage d’influences, Gangs of Taiwan synthétise ces approches pour forger sa grille de lecture originale du film de gang. Keff y combine le thriller criminel haletant et le portrait social engagé, le tout avec une élégance formelle rare pour un premier film. Grâce à cette synthèse personnelle, il livre une œuvre qui dialogue avec ses illustres prédécesseurs tout en enrichissant le genre d’une nouvelle tonalité, à la fois furieuse et désenchantée.

En définitive, Gangs of Taiwan s’impose comme un chaînon nouveau dans la filiation des films de gangs mondiaux. Le film en reprend les archétypes (la petite frappe qui rêve d’ascension, la violence endémique, la critique d’un système injuste) pour mieux les infuser de préoccupations contemporaines – en particulier le sentiment d’un no future à l’ère du capitalisme sauvage et des tensions géopolitiques en Asie. Tout en étant un drame criminel efficace et captivant, il propose une lecture socio-politique exigeante qui saura interpeller le cinéphile averti. Ni pamphlet moralisateur ni divertissement gangsta creux, Gangs of Taiwan réussit à penser son genre autant qu’à le faire ressentir, ce qui constitue en soi une contribution précieuse à ce corpus cinématographique.

En recentrant le film de gangs sur la jeunesse taïwanaise actuelle, Keff apporte un éclairage inédit sur des problématiques universelles (la perte des repères, la tentation de la violence, la quête de sens) depuis un lieu et un point de vue rarement explorés au cinéma. C’est en cela que son film, au-delà de ses qualités formelles indéniables, apporte au genre un supplément d’âme et de réflexion. Gangs of Taiwan pourra sans doute toucher les amateurs de polars urbains réalistes à la manière de Cidade de Deus ou Gomorra, tout en stimulant la réflexion comme savaient le faire les œuvres de Yang ou Hou, et en électrisant par moments les sens comme un bon film de genre sait le faire. Cette richesse d’approche, doublée d’une exécution maîtrisée, fait de Gangs of Taiwan une lecture cinématographique exigeante mais passionnante – un trait d’union réussi entre le cinéma d’auteur engagé et le film de gangsters moderne, qui inscrit Keff parmi les talents prometteurs de la scène internationale.

⭐ Mon avis : 🩷🩷🩷🩷

Gangs of Taiwan s’impose comme un excellent film de cinéma, à la fois ambitieux, visuellement maîtrisé et profondément ancré dans une réalité sociale taïwanaise rarement montrée. La mise en scène précise, le travail sur les corps et les silences, ainsi que la direction d’acteurs solide portent le film bien au-delà du simple récit de gangs.

On peut toutefois relever quelques longueurs narratives, notamment dans la partie centrale, où le rythme se fait plus contemplatif et peut légèrement diluer la tension dramatique. Ces respirations, sans être inutiles, exigent un spectateur attentif et patient, davantage habitué au cinéma d’auteur qu’au film de genre pur.

Malgré cela, le film conserve une cohérence artistique forte et confirme une vraie ambition cinématographique, ce qui justifie largement sa place dans votre cinéthèque !

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